Les Jésuites, ou l’histoire mouvementée d’une congrégation catholique

shutterstock_1075719704.jpg

Homme de guerre repenti après une grave blessure lors d’un siège en 1521, Ignace de Loyola part étudier à Paris. En 1534, il y fonde – avec le navarrais François-Xavier et le Savoyard Pierre Favre – un ordre, avec une bande d’étudiants qui veut œuvrer à une plus grande gloire de Dieu dans un monde déchiré par les affrontements entre catholiques et réformés.

L’Ordre naissant se donne un but apostolique et missionnaire. Ils prennent le nom de Compagnie de Jésus et obéissent à une règle. Cette priorité induit un investissement intellectuel et la recherche de méthodes d’apostolat renouvelées. Arme intellectuelle du catholicisme romain, le Pape mobilise immédiatement les jésuites comme théologiens de service au Concile de Trente.

En 1548, les Exercices d’Ignace promeuvent le jugement de l’intériorité par le moyen d’un dialogue avec un maître de sagesse pour concevoir sa façon d’être chrétien en son siècle. Ces « techniques de soi » fondent le discernement jésuite, d’où leur rôle actif dans la direction spirituelle.

papillon publicitaire, Manrèse (Clamart), 1951.
Archives jésuites de la Province d’Europe occidentale francophone, Vanves., Fourni par l’auteur

En France, depuis le milieu du XIXe siècle, le choix de proposer des retraites variées dans leur durée, et donc adaptées au monde moderne, une publicité efficace et le soutien de la hiérarchie, promeut Clamart comme un lieu majeur de l’accompagnement spirituel des catholiques.

Les formes de l’apostolat s’étoffent au fil du temps. Au tournant des années 1960, Aimé Duval use de la guitare pour chanter dans les grandes salles de spectacle l’amour de Dieu et vendre des milliers de disques.

Dès la fondation de Radio Vatican en 1931, les jésuites délivrent le message chrétien en de multiples langues.

En 1934, Friedrich Muckermann alerte, « Le moment est crucial pour l’Église. Des Droits de l’humanité sont en péril. », le jésuite est rappelé à l’ordre, il ne peut pas parler contre la politique du Pape. Certains succombent à l’attrait de Vichy et au mea culpisme de 1940, dont les autorités de la Compagnie. D’autres fournissent les armes intellectuelles de la résistance chrétienne et interrogent le primat de l’obéissance sur les valeurs évangéliques à l’exemple d’Yves de Montcheuil, fusillé au Vercors.

Les Cahiers du Témoignage chrétien de Pierre Chaillet sont imprimés illégalement et sans l’accord de sa tutelle ecclésiale, ce qui est interdit à tout clerc, dès l’automne 1941. À Vatican II, Augustin Bea, Karl Rahner, John Courtnay Murray et d’Henri de Lubac illustrent ce rôle renouvelé d’influence et de référence de la Compagnie. L’américain Murray est un protagoniste essentiel du texte sur la liberté religieuse de 1965, Dignitatis Humanae, qui promeut la tolérance, la reconnaissance d’un droit à la croyance de toutes les expressions spirituelles et un dialogue avec les athées.

Le jésuite selon Ignace devait être un homme de grande culture humaine et théologique dans le but d’être apôtre. La quête de la science n’est pas une fin mais un moyen inféodé à un objectif religieux. Des jésuites s’illustrent dans l’élaboration de dictionnaires – ou comment convaincre sans maîtriser la langue, dans le cadre de missions à l’étranger – et dans les sciences : le mathématicien, Christopher Clavius au XVIe siècle, le polygraphe et esprit universel Athanasius Kircher et l’astronome Matteo Ricci au XVIIe siècle, le paléontologue Teilhard de Chardin au XXe siècle.

Dans les années 1960-1970, des jésuites comme Michel de Certeau participent aux courants les plus novateurs des sciences humaines, sémiologie, psychanalyse, histoire et sociologie. Il s’agit de repenser la théologie et l’exégèse, les conditions de la foi et les apports de la tradition dans un monde de plus en plus sécularisé. S’ils participent à cet essor, ils échouent à catholiciser ces « nouvelles » disciplines : ces nouvelles approches soulignent en effet le poids des structures jusque dans le langage, dévoilent le système de signes qui s’impose à tous parfois même de façon inconsciente, au moment où dans l’Église et la Compagnie s’élabore un humanisme chrétien.

À l’activité missionnaire et intellectuelle s’ajoute rapidement l’enseignement. Au XVIIIe siècle, l’Europe, l’Inde et l’Amérique Centrale et du Sud comptent environ 600 établissements qui sont la providence des parents en quête d’études solides et d’orthodoxie spirituelle. L’attention à la pédagogie sanctifie le savoir et accorde une grande place à la science moderne, ce qui renforce leur succès. S’y jouent du théâtre et des musiques religieuses, s’y publient des ouvrages pour la jeunesse qui doivent christianiser tout en moralisant et moraliser tout en évangélisant. La Compagnie de Jésus s’associe durablement à la formation des élites.

Les jésuites incarnent le voyage et le martyr. François Xavier traduit en tamoul le Credo, les dix Commandements et le Pater Noster. De la Chine au Paraguay, les marges du catholicisme attirent la Compagnie avec succès (les Indes) ou en échouant (le Japon). Les partisans d’une adaptation aux coutumes et usages locaux affrontent les défenseurs d’un christianisme pleinement orthodoxe, jusqu’au refus en 1704 de rites propres à chaque pays par le Vatican.

En 1978, une « Lettre sur l’inculturation » du Général Pedro Arrupe promeut l’adaptation à la sensibilité de la culture d’accueil. En Indonésie, des danses traditionnelles sont introduites durant l’offertoire et même des sacrifices de buffles lors de grandes cérémonies. Alors qu’encore au XIXe siècle, la Compagnie vend des esclaves aux États-Unis (Rachel L. Swarns, « Catholic Order Pledges $100 Million to Atone for Slave Labor and Sales », New York Times, 15 mars 2021), au XXe siècle, l’attention aux populations locales, au départ à but de conversion, est réinterprétée comme un rejet de l’exploitation coloniale.

En 1952, la pièce de Fritz Hochwälder, Sur la terre comme au ciel, aborde les déchirements de conscience lors des suppressions des missions au Paraguay du XVIIIe siècle : « Dieu veut que ce monde change. Et nous, les jésuites du Paraguay, nous l’avons changé. […] Aussi longtemps que j’aurai la force de respirer, de crier et de combattre – vous me trouverez du côté des pauvres, des faibles, des opprimés ! », affirme un des Pères.

Un film, Mission, de Roland Joffé, dont la musique (« Sur la terre comme au ciel ») est signée Ennio Morricone, incarne ce nouveau regard sur les missions jésuites, et obtient la Palme d’or en 1986.

Griefs et fantasmes

Un vaste catalogue de griefs et de fantasmes associés aux jésuites mêle duplicité, obsession du pouvoir, domination secrète, affairisme, et obéissance absolue à une puissance étrangère. Le jésuite est perçu comme fourbe.

Les histoires drôles reflètent l’image qui colle à sa peau :

« Un jésuite demande son chemin pour se rendre à la cathédrale. Le passant lui répond : Oh ! je ne crois pas que vous puissiez y arriver. C’est tout droit. »

Ce qui fait la gloire de la Compagnie fait aussi sa légende noire. Leur vœu « à la manière d’un cadavre », qui exprime leur parfaite obéissance au pape, y participe largement.

Si dans les histoires drôles, le Bénédictin est toujours savant, le Trappiste creuse sa tombe, le Jésuite, lui, est rusé : « Au temps des rois mages, les couvents ont envoyé un représentant auprès de l’enfant Jésus. Le bénédictin s’écrie : – Seigneur, voici l’encens de notre connaissance. Le dominicain : – Seigneur, voici l’or de notre parole. Et le franciscain : – Seigneur, voici la myrrhe de notre pauvreté. Pendant ce temps, le jésuite glisse à l’oreille de Joseph : – Confiez-nous le petit. Nous en ferons quelque chose ».

En littérature aussi, le jésuite est néfaste chez Voltaire (1759), accapareur chez Eugène Sue (1844-1845) et Wilkie Collins (1881), comploteur chez Umberto Eco (2011). Dans sa Montagne magique (1924), Thomas Mann oppose le défenseur de la raison et du progrès, le franc-maçon Settembrini, au jésuite mystique Naphta dans de vaines agitations face à la mort qui rode.

Le despotisme éclairé et les Lumières contestent le rôle de la Compagnie. En 1759, le Portugal et ses colonies les chassent. En 1763, Louis XV les proscrit. En 1767, l’Espagne les expulse. En 1773, la Papauté les supprime. Événement unique, un Ordre religieux est détruit par l’autorité même qui l’avait fondée. Le profond enracinement social et culturel des jésuites permet sa reconstitution après 1814. En 1957, la Compagnie compte 34 000 jésuites. Presque le quart est américain. La Compagnie ne se projette plus de l’Europe vers le monde, cette réelle internationalisation se concrétise dans l’élection de l’Argentin François, premier pape jésuite de l’histoire en 2013.

Il fallait plus qu’une blessure pour donner naissance à un Ordre religieux. Mais elle incarne le poids du siècle dans un projet spirituel et intellectuel d’apostolat confronté depuis aux aléas de l’histoire.


Pour aller plus loin :

Étienne Fouilloux et Frédéric Gugelot (dir.), « Jésuites français et sciences humaines (Années 1960) », Lyon, Chrétiens et sociétés, 2014.

Frédéric Gugelot, « Une maison jésuite de retraite, Manrèse à Clamart », in Pierre Antoine Fabre, Patrick Goujon et Martín M. Morales (dir.), La Compagnie de Jésus des Anciens Régimes au monde contemporain (XVIIIe-XXe siècles), Institutum Historicum Societatis Iesu, École française de Rome, 2020, p.607-622.

Frédéric Gugelot, Professeur d’Histoire contemporaine, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : essevu / Shutterstock.comThe Conversation

Articles récents >

Dans plus de 80% des États indiens, les chrétiens sont persécutés tous les jours

outlined-grey clock icon

Les nouvelles récentes >